Le musee des formes perdues / LETTRE SUR L’ART DE MENTIR

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Je ne peux pas. Je ne sais pas.

Tout ce que je peux essayer de faire, aujourd’hui, c’est de rassembler dans ma mémoire et de mettre par écrit les notions que j’ai formées, d’après mes lectures, sur l’art de mentir. Certainement, les préceptes que j’ai relevés ainsi ne constitueront pas un formulaire complet, et je ne les donne peut-être pas dans l’ordre qui conviendrait. C’est une ébauche que chacun pourra parfaire. Donc, d’après ce que j’ai lu des meilleurs auteurs, des pires et des médiocres, l’art de mentir est à deux embranchements. Il y a la voie royale et l’escalier de service.

Voici quelques-uns des principaux préceptes de la voie royale de l’art de mentir :

1. Avoir une notion ferme de ce qu’est la vérité, et savoir la vérité.

2. Savoir ce que chacune des personnes avec qui on est en relation considère comme « vérité ».

3. Avoir avec chacune un critère commun de la « vérité ».

4. Connaître exactement la limite entre ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.

5. Serrer la vérité d’aussi près que possible, réduire le mensonge à un fil ténu qu’on insère habilement dans la trame de la véracité, par art associatif.

6. Être parfaitement maître de toutes ses manifestations corporelles. Par exemple, – en appliquant aussi le précepte précédent, – on pourra dire littéralement la vérité, mais par quelque geste ou intonation subtile, on donnera à l’autre l’impression que l’on ment.

7. Prévoir tout l’enchaînement de mensonges qui doit découler du premier, ne jamais en perdre le fil et être prêt à en subir toutes les conséquences, non seulement désagréables, mais même humiliantes…

Il y a encore d’autres préceptes, mais je vous ai tous vus, dès le premier, pâlir de découragement et au sixième vous effondrer, et je vous entendais dire : « Mais jamais nous n’y arriverons ! ». Certainement, vous n’y arriverez pas demain, moi non plus. Mais attendez : c’est justement à cause de cette difficulté de la voie royale qu’on a inventé l’escalier de service. Cette seconde voie est très facile, et à la portée de tout le monde ; on peut la suivre sans rien changer à son train-train quotidien, et même en dormant. Il n’y a qu’un précepte à appliquer : se mentir à soi-même. Autrement dit, il n’y a rien de spécial à faire, il suffit de rester tel qu’on est – s’il est permis d’employer ici le verbe substantiel. Alors mentir devient aisé et même agréable.

Tout ce que je viens de dire s’applique bien au propos des rapports entre l’art de mentir et la littérature ou l’art en général, puisque, ai-je dit, c’est de mes lectures, bonnes, mauvaises ou médiocres, que j’ai tiré les rudiments d’un art de mentir à deux entrées. Pour mettre les points sur les i : Je concluerai en disant que le mensonge ne devrait pas être au service de l’art, mais bien plutôt l’art au service de la science du mensonge.

René Daumal.

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