Dominique Paini

Le « jeu lugubre » d’Hélène Delprat
Dominique Paini

Collections intimes

Si Eric Rohmer n’en avait pas fait le titre d’un de ses films, j’aurais volontiers intitulé cette visite du livre d’Hélène Delprat : « La Collectionneuse ». En effet, elle cueille, elle ramasse, elle collecte, elle collectionne les images. Loin du poète de la ville moderne et du philosophe de la flânerie elle herborise pourtant. Elle ne se penche pas vers le bitume pour ramasser des restes de l’activité urbaine afin d’en construire un nouveau Merzbau ou même tout simplement des collages. La collectionneuse Hélène Delprat relève plutôt d’une diariste en images, d’une sœur des frères Limbourg, entrepreneuse d’un volume contemporain de « riches heures de sa vie ». Plus essentiellement elle a besoin d’images : une voracité sans mesure, un œil cannibale exorbité. Plus philosophiquement, elle observe -sans culpabilité ni inquiétude quant aux risques d’être perçue comme une pilleuse – une posture assez ordinairement aristotélicienne : « quant à la pensée discursive de l’âme, les images lui tiennent lieu de sensations. Quand l’objet est bon ou mauvais, elle affirme ou nie, fuit ou poursuit. C’est pourquoi [son] âme ne pense jamais sans images ». L’âme d’Hélène Delprat ne s’agite jamais en effet sans images. C’est le carburant essentiel de sa raison de vivre et de sa création.

Contaminations encyclopédiques

Il s’agit bien d’images-énergie qui déclenchent des constellations et des arborescences, des associations figuratives et conceptuelles qui ne sont pas loin d’engendrer des effets d’inventaire. Une esquisse d’encyclopédie, dont l’enchaînement des articles relève à la fois d’une programmation subtilement concertée et d’un hasard du type de celui d’un John Cage qui expliquait un jour son amour de la musique et des champignons (music and mushrooms) en raison de leur fatale proximité orthographique.
Programmation et hasard : on pourrait perturber l’unité des termes contraires de cette proposition car rien dans cette encyclopédie fantaisiste n’est déterminé par des critères véritablement objectifs – tels que ceux de l’orthographe – et rien n’indique en outre que ce qui paraît enchaînement savant ait été délibéré. Ainsi l’entrée « Frankenstein » (Mary Shelley) à laquelle succède « La Belle et la Bête » (Jean Cocteau) offre une singulière succession d’êtres hybrides qui trouvent à dialoguer dans cette métonymie contrainte par le livre. L’artiste a-t’elle songé à ses enchaînements depuis ce point de vue du montage hétéroclite des corps ? Quand bien même elle y aurait songé, que dire alors du troublant effet que produit avant que n’apparaisse cette entrée « Frankenstein », le personnage de l’historien Aby Warburg dont Delprat s’attache à l’enfermement asilaire décrit par le journal des soignants. D’autant plus troublant que l’imitation d’Aby Warburg que l’artiste s’autorise pourrait être perçue comme celle d’un personnage shellyen. Contamination, « synchronisme accidentel » des images…
La contamination culmine jusqu’à la confusion et la désorientation des influences, multiples inversions quant à savoir qui imite qui… La brusque apparition du visage d’Eric von Stroheim dans le chapitre « Grimaces » qui s’ouvre par une page de garde reproduisant un très docte traité des grotesques, offre un amusant suspens de la reconnaissance et une brève incrédulité du lecteur : comment le visage de la Delprat peut-il se confondre ainsi avec les plis du visage de cet homme de spectacle dont l’ambition fut qu’on aimât l’haïr ?! Passée l’hésitation de la reconnaissance, la préséance légitime se réinstaure : c’est bien Stroheim qui est le modèle de l’artiste et pas le contraire !
En revanche, il s’agit de nombreux autres liens habilement maîtrisés, dont on peut soupçonner le projet de l’auteur de cette bien-nommée « extension du pire ». L’entrée Warburg dont les délires injurieux de l’historien de l’art malade, rapportés par son infirmière – le 30 avril 1921 – relèvent de ce qu’on peut communément considérer comme un vocabulaire grotesque au bord de la glossolalie. L’entrée suivante est figurée, en bonne logique professionnelle, par la page de garde du livre d’un historien de l’art, ami contemporain d’Hélène Delprat et dont la spécialité fut entre autres les… grotesques ! La question demeure ouverte concernant la volonté délibérée ou le rapprochement fortuit de ces enchaînements de dossiers que l’artiste intitule « Fausses Conférences », délicieuse expression qui renvoie à une manière de marivaudage de l’usurpation.

Libertinage des images

Inventaire, encyclopédie, fausses confidences – car ces conférences demeurent néanmoins des confidence. Si la pulsion archiviste et flâneuse relève évidemment d’une allure dix-neuviémiste, ce n’est pourtant pas à ce siècle auquel l’essentiel de la figuration d’Hélène Delprat renvoie. Son iconographie emprunte plutôt au siècle précédent, celui des Lumières, des libertins et des souverains, des encyclopédistes matérialistes et des fidèles des boudoirs, des habitués des salons et des cabinets de curiosités obscènes. C’est ainsi que des personnages obsédants hantent ce premier tome dont le titre « extension » en promet d’autres.
En effet, il s’agit du pire, bien que la part dessinée nous épargne visuellement. Et ce n’est pas une des moindres tensions dans les images réunies par chaque chapitre, que cette hésitation de l’artiste entre se dessiner et se montrer. Le papier calque ou la cellophane qui floutent en éloignant optiquement le corps de l’artiste, attestent de cette hésitation, de cette envie maquillée de l’exhibition. Et ce n’est pas une autre moindre tension introduite dans les ébauches de narration que la présence de ce personnage nu – perruque, bas noirs et en perpétuelle érection. Il est son double distancié par le dessin. Singulière déclinaison du thème du « peintre et son modèle » que de faire ainsi de son propre corps d’artiste l’origine d’un personnage malfaisant… Aussi Hélène Delprat offre à voir toutes les violences, tous les scandaleux commerces dans cette chambre noire qui renvoie avec évidence à l’appareil photographique et simultanément au cabinet obscur où s’accomplissent des rituels érotiques aux couleurs sadiennes.

Inconvenance des images

Mais la loi de contamination des images connaît une objectivité plus forte que les goûts, les influences et les fantasmes. Aussi, ce livre est un exemple de circulation virtuose des images dans le temps et de compressions iconographiques inattendues. Ce personnage, sexe en main et mine agressive, serait-il au-delà de l’image du désir ithyphallique d’Hélène Delprat, un fouetteur d’images ? Ce marquis agité est-il la caricature d’un historien de l’art qui redistribue des images afin de les rapprocher de manière intempestive, monteur qui fait habiter un boudoir de Sade par le cochon de Pornokrates (Félicien Rops).
Etre autre exige d’Hélène Delprat ce catalogue d’hétéronymes célèbres tout autant qu’un goût du masque. Ces variations sur la ressemblance et l’usurpation conduisent à substituer l’invention à l’imitation, à faire douter du sens même des deux mots et à considérer que l’emprunt d’une personnalité constitue l’invention d’une sculpture (vivante).
Et irrésistiblement, un personnage s’ébauche, romanesque et tout à la fois une effigie légendaire du mal : Fantômas. Si ce dernier fut imposé par les surréalistes comme le portrait d’artiste qui valait pour tous, humoristique et subversif, menaçant pour l’ordre bourgeois et le monde de l’art, le masque-cagoule qui tire plutôt du côté des Vampires, représente à l’inverse l’artiste Hélène Delprat en portrait de Fantômas.
Dans le numéro 7 de la revue Documents, le texte de Georges Bataille, intitulé « Le jeu lugubre », emprunte ce titre à un tableau de Salvador Dali dont le schéma iconographique est d’ailleurs reproduit. Celui-ci contient un certain nombre de motifs – insectes, oiseaux, esquisses pornographiques – qui pourraient passer aisément pour des origines de cette petite encyclopédie d’Hélène Delprat, à la manière du Dictionnaire que la revue Documents publiait au long de ses numéros. Et ce qui frappe dans l’enchaînement des pages de Documents est l’apparition ultérieure – séparée par une note et quelques images consacrées aux Portes de San Zeno de Vérone – d’un texte de Robert Desnos évoquant Fantômas, assorti de la couverture de la première édition du tome 1 du roman populaire éponyme. C’est dire les probables inspirations d’Hélène Delprat, également inconscientes mais d’autant plus prégnantes, prises dans cette tendance dissidente du surréalisme qui s’éloigna d’un certain type d’échappées romantiques que l’emphase de l’amour fou d’André Breton réinstaurait de manière paradoxale.
C’est dire encore combien cette « extension du pire » renvoie à l’interminable et irrépressible contamination des images, processus anachronique et énergie transgressive qui fondent les primordiales possibilités et conditions de l’art : la citation, le réemploi, l’influence, l’imitation… L’art c’est le vol, c’est le crime. Fantômas est donc bien à sa place ici, semeur de mort, faucheur des temps modernes.
La mort est bien présente. Peut-être à l’échelle de son œuvre entier, Hélène Delprat dessine-t-elle une infinie vanité ? S’il s’impose irrésistiblement, sous la forme de petits squelettes brinquebalants, le parti-pris burlesque n’a pas pour ambition de séduire ni seulement d’amuser. Il conjure plutôt toute éventuelle béatitude joyeuse et traduit une vive perception de la vanité de la peinture.

Muriel Berthou Crestey

Au delà de l’autoportrait

Texte de Muriel Berthou Crestey

Le masque du vampire

«
[…] Le Mystérieux Interprète mêle quelquefois à sa nature de reflet des éléments étrangers. […]»
Aucun homme ne peut rendre compte de tout ce qui arrive dans les rêves. Je crois que ce fantôme est généralement une fidèle représentation de moi-même ; mais aussi, de temps en temps, il est sujet à l’action du bon phantasus, qui règne sur les songes. » On pourrait dire qu’il a quelques rapports avec le choeur de la tragédie grecque, qui souvent exprime les pensées secrètes du principal personnage […] »
Charles Baudelaire, « Le Spectre du Brocken », Les Paradis Artificiels, in OEuvres complètes, Op. Cit., p. 302
être « photographe d’après culture » plutôt que « peintre d’après nature » nécessite de s’approprier en partie une oeuvre, une situation, une représentation. Pour Hélène Delprat, l’interprétation d’une oeuvre passe par son incorporation. Faire apparaître le spectre de Molinier en se glissant dans sa peau, c’est faire revivre ses exhibitions audacieuses pour interroger la persona, ce masque social. A l’atelier où l’espace principal baigne dans la lumière, l’artiste feuillette un ouvrage sur le carnaval de Jacmel (sud est d’Haïti) montrant une parade de fantômes en transe qui termine son périple au cimetière. Sur d’immenses toiles adossées ça et là contre les murs, de petits personnages empruntés à la culture populaire flottent dans l’abstraction.
Hélène Delprat n’a pas fait de cette grande pièce le lieu d’élection de ses prises de vue. L’espace dédié à la photographie se trouve à côté, plus intime et restreint. Un portant alourdi d’étoffes et d’apparats fait face aux étagères chargées de prothèses en tous genres destinées à son travestissement. Chaque masque a une histoire.
Hélène Delprat leur offre une seconde vie, élargissant la réalité à sa représentation du théâtre. D’autres fois, elle compose de fragiles parures d’intimidation qu’elle immortalise grâce à l’appareil photo qui lui permet de garder la trace de ses nombreuses expériences. Parfois, l’artiste remet tout en jeu, apporte un mouvement nouveau à ce qui paraissait révolu. Et c’est en camera subjective qu’elle s’amuse ainsi à regarder cet anti strip-tease dans lequel Molinier ne cesse d’ajouter quantité d’objets fétichistes à mesure qu’il contemple son image. Cinquante ans après l’original, son reflet androgyne, comme pris dans la glace, fait pourtant ressurgir une toute autre apparence. Au-delà du « modèle », le face à face avec le miroir s’apparente à présent à une épure où le corps paraît déshabillé des artifices de l’artiste moderne. Le Jour où j’ai voulu être Pierre Molinier évoque un transfert d’identité vécu de l’intérieur. Travestir le référent permet de le faire voyager dans notre époque. Devenue Molinier, elle se transforme, sort de ses gongs, fait de lui un autre. Hélène Delprat s’est déjà employée à le faire avec un autre parangon de l’androgynie surréaliste, Claude Cahun : veste masculine contrastant avec le noeud du foulard et la pochette, une main étreignant la hanche.
A nouveau, la pose paraît volontairement désinvolte quand elle est prise par l’artiste postmoderne. Le temps est compté. A l’ère du « grand accélérateur », la vitesse est de mise. Et pourtant, il lui aura fallu observer avec attention la photographie de Claude Cahun afin de la reproduire ensuite avec tant d’exactitude, d’en respecter tous les détails. Positionnées côte à côte, l’original et la reprise se refléteraient l’une l’autre, comme devant un miroir imaginaire. D’abord l’artiste a accroché un drap noir sur le mur du fond de son atelier en veillant à ce que l’étoffe ne recouvre pas entièrement le cadre de l’appareil. La photo est prise. Impossible de revenir en arrière. Claude Cahun vue par Hélène Delprat nous regarde, implacablement, indifférente au fait que la supercherie soit visible. Elle semble imperturbable. Le travestissement est effrayant de vérité. Hélène Delprat réveille les morts, s’approprie leur lémure avec dérision.
Molinier ayant fait du corps une graphie démultipliée symétriquement grâce au miroir, Hélène Delprat positionne quant à elle l’armoire à glace dans le champ visuel, en plein centre d’une autre série. Le mystère a laissé place à son absence. Le miroir ne renvoie désormais aucune image ou si peu, un membre parfois.
Ailleurs, indifférent aux gesticulations de l’artiste devant lui, il reflète une photographie des Blume à laquelle Hélène Delprat se réfère. Une ombre se place, indépendante du corps auquel elle appartient. L’artiste travaille sous forme de séquences. Ses mises en scène donnent lieu à des séries où la vision se diffracte et bouge, image par image. La photo devient le support d’une performance dont elle conserve la trace. Hélène Delprat ne veut rien perdre de ces moments fugaces et parfois dérisoires. Pas le temps de s’adonner à des futilités.
« Faire un truc par jour » : c’est sa règle. Des Filles magiques de Molinier, seuls les indices essentiels sont restés : un masque, des bas, une parenté artistique qui s’affirme sur la pointe des pieds. L’artiste veut reprendre pour désacraliser. Avec les moyens du « border line », Hélène Delprat compose une calligraphie différente.

Ailleurs, l’effet miroir l’incite à juxtaposer deux images présentant des analogies formelles alors qu’elles appartiennent à des registres différents (la fiction cinématographique et sa reproduction réelle). Chaque fois, ses positions métamorphosent sensiblement l’image d’origine alors que le référent est identifiable. Parfois, des annotations échouent au milieu des photos, assimilant l’oeuvre à un carnet de recherches, in progress. La lettre devient un signe plastique intégré au coeur de la composition sous différentes formes : sous-titre ou phalanstère, bulles. L’hybridation récurrente du texte et de l’image pourrait s’inscrire dans la lignée des ouvrages composites du poète surréaliste Ghérasim Luca tels que Le Vampire passif, recueil poétique et iconographique :
Partant d’un jeu à caractère mégalomaniaque prononcé, dans lequel, avec mes amis, j’avais trouvé une manifestation symbolique contrastant avec une manie générale de la persécution, je suis arrivé à la rencontre d’un nouvel objet projeté par le désir, qui jette sur la vie intérieure de l’homme une fascinante et terrible lumière (11 ).
Qu’il s’agisse d’artistes surréalistes ou d’icônes de la photographie contemporaine comme les Blume, Hélène Delprat parvient à ressusciter les fantômes de l’histoire de l’art. Elle les associe à des personnages de la culture populaire pour composer des salmigondis artistiques dans lesquels elle se reconnaît. Désireuse d’empêcher le temps de tourner en rond, elle introduit dans ses reprises plusieurs éléments perturbateurs.
Enregistrer chaque mouvement de son corps devient alors une solution pour imposer sa survie, quand bien même elle est maintes fois ressortie du cercueil qu’elle s’est fabriqué.
Chaque nouvelle fois qu’elle émerge de son tombeau en carton, un visage différent surgit comme un diable de sa boîte. Interpréter un vampire, c’est courir le risque de le devenir : une rumeur se répandit selon laquelle l’acteur Max Schreck aurait joué son propre rôle dans le film de Murnau, Nosferatu (1922) alors que Bela Lugosi ne quittera jamais son personnage et se fera enterrer avec sa cape de Dracula. Prise en otage par les fantômes de sa mémoire tel Warburg imaginant « une histoire de fantômes pour les adultes » (Mnémosyne), Hélène Delprat se métamorphose. Elle se love dans un grand drap blanc qui devient masque caricatural. Dans ses parodies, le sourire de la créature fait l’effet d’une grimace cynique. L’économie de moyens plastiques confère un ton désopilant à ses oeuvres tragiques. L’artiste fait du loup une loupe révélant les parodies de la société. Mais le masque, une fois porté, s’empare de celui qui s’en pare. Et le grimage d’Hélène Delprat prend alternativement la forme d’une communion avec les ancêtres (première dévotion du masque africain) ou d’un dévoiement caricatural, rappelant cette anecdote narrée par René D’Héliécourt où un père et sa fille se rendent au studio d’un photographe en 1894 :
L’opérateur fait un cliché, mais quelle n’est pas sa stupéfaction lorsque, arrivé dans sa chambre noire, il aperçoit très nettement dessiné, sur le front de la jeune fille, une tête de mort ! […] Pour jouer un tour au photographe, [la jeune fille] avait dessiné sur son front une tête de mort avec une solution de quinine. Ce liquide a la singulière propriété de produire sur la peau, des lignes invisibles à l’oeil nu, mais qui apparaissent sur les plaques photographiques. Tout s’expliqua, le père paya la pose, mais le photographe était vexé(12) .
Artiste protéiforme, Hélène Delprat ne cesse de s’incarner dans des entités, faisant du spectateur
le complice de ses jeux avec les représentations mortuaires. Parfois, le spectre attend, statique, les mains posées sur les genoux. Il est prêt à bondir, à danser. Emporté dans son mouvement, l’instant d’après, il est flou, impalpable, incertain. Il est froid. A un autre moment, il est absent, marqué « TOD » (mort) en pointillé, comme le papier appelé aussi fantôme laissé tel un symptôme à l’emplacement d’un exemplaire manquant dans une bibliothèque. Dans ses images, Hélène Delprat se métamorphose aussi en animal. Son identité est une énigme quand elle s’incarne en sphinx. Un trouble émane de sa position de marionnette artistique.
Elle se déplace en fonction des gestes que les défunts impriment à son corps. Elle évolue dans une chambre noire, lieu où s’accomplit le dénouement de la nouvelle d’Edgar Poe :
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux,qu’ils avaient empoigné avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme humaine. On reconnut alors la présence de la Mort rouge. (13)

Le grimage est sans masque, la frontière entre les faux-semblants et la réalité, ténue. Le déguisement n’en est pas un, lorsque le Masque de la Mort rouge fait irruption dans le bal où quelques élus s’étaient barricadés, se pensant à l’abri. Coiffée du couvre-chef des bouffons, Hélène Delprat s’adonne à une étrange fête des fous. Deux ampoules remplacent les grelots. La forme du bonnet d’âne se métamorphose en objet de cérémonie : vecteur d’une transformation, le masque dissimule l’initié en même temps qu’il révèle une part de son identité. Enveloppée dans sa combinaison de protection, l’artiste s’apprête à affronter le squelette grossièrement découpé dont l’expression paraît désemparée. Aux portes de l’Enfer, transfigurée par sa tête de lapin disproportionnée, elle est armée d’une épée de papier, décidément prête à affronter les affres de la métempsycose, comme l’Ane D’Or de Machiavel, à moins d’y avoir déjà renoncé. Les références se cognent dans cet univers théâtral symbolisant la nuit à grand renfort de tissus noirs. Des masques s’y multiplient comme des lucioles et gisent un peu partout, s’apparentant à ces êtres maléfiques que la tribu africaine des Ewe nomme les Adze puisqu’ils sont censés prendre la forme de ces insectes générateurs de lumière. Hélène Delprat a une vision spécifique de la traduction, ressuscitant dans le même temps le spectre d’Hamlet, les vampires de série B ou de jeux vidéos réintégrés à la société contemporaine, comme elle le faisait déjà d’une traduction de Shakespeare ré-interprétée à x degrés. Exacerbant l’effet truqué de l’illusion, la démarche de l’artiste dérive du simulationnisme pour en proposer une copie non conforme à ce mouvement qui naît dans les années 1980. Comme le savant Canterel de Locus Solus écrit par Raymond Roussel, Hélène Delprat ressuscite les cadavres. Elle les incarne, faisant de la métis un moyen de pénétrer dans le regard de l’autre, sous le masque du visible. Ses parures sont une carapace identitaire et s’inscrivent dans une démarche spéculative, à l’instar de cet autre « art d’interprétation » qu’est la psychanalyse :

C’est aussi une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée, avec la curiosité de voir où cela
Mènera (14)

11 Ghérasim Luca, Le Vampire passif, Paris, José Corti, 2001 (éd. orig. 1945
12 René d’Héliécourt, « La photographie de l’invisible », Photo-Revue, 1894, p. 38.
13 Edgar Poe, « Le Masque de la Mort rouge », Nouvelles histoires extraordinaires, trad. de Charles Baudelaire, 1857, paru initialement
in Graham’s Lady’s and Gentleman’s Magazine, 1842.
14 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, PUF, 2010, p. 23.

Anne Bertrand

Fabliau pour Hélène Delprat
Anne Bertrand
Au lever froid du jour elle se dresse déjà, droite, le bras oblique, enflé, prolongé d’une flamme indiquant la direction à prendre. à quoi se résout le chevalier embrassant son épée, son gant étincelle aux dernières étoiles fichées dans la nuit. Sa dame soufflera ce qui reste du rang de bougies, elle attend plutôt qu’il exige le heaume dont elle s’est coiffée. Caprice d’amoureuse, elle sera solitaire longtemps, plus longtemps qu’ils n’ont osé se l’avouer. ça fait ricaner les valets, à peine ont-ils passé le nez par la portière : une sourit de toutes ses dents, elle n’y entend pas malice – il est temps de vider les lieux. Celui qui sait, se tait. Aveugle, sourd, muet peut-être, immobile, les bras croisés, il s’étonne sans le montrer des lueurs dansantes, feux follets diurnes alentour ; qui s’amuse, avec un miroir, à tenter de le jeter bas ? Au son de trompettes, soleil haut, s’accélère le cliquetis d’armes qu’on entrechoque.
à guerre lointaine, héraut qui s’entend pour déplacer de l’air et faire illusion. Sous son caparaçon, le cheval croisé rit, son cavalier s’éternise en adieux, sous une pluie tiède. à travers son rideau, l’étudiant guette un mystère. S’il devinait tout de travers ? Hésite, considère un derviche arrêté, tragique, mains crispées, puis le nain noir appuyé de tout son poids sur une canne à sa hauteur. Pas bien gai. L’âne médite en tailleur sous sa tente, et côtoie l’infini – ce que n’a su expliquer le disciple qu’on a puni. à terre, il a pourtant gagné que s’illuminent les extrémités de son bonnet. Le messager range sa musique, avant d’enchaîner. L’avenir est aux curieux de profession. Il le sera donc. Tourne le dos au singe blotti, transi ; trop tard pour qui ? Pas pour l’âne réapparu, qui repose, bras sous la nuque, jambe en l’air, sous le froissement d’objets comme feuilles de saule auprès de la rivière. Alors le cerf, le grand cerf, l’incomparable cerf au mufle doux, le cerf aux bois de fond des mers, bois suaves et durcis, piège pour la lune en forêt, penche la tête. Une ombre porte, le silence descend.
Discrètement le soir ferme le ban.

Phillipe Dagen

Une Chambre à soi
Phillipe Dagen
Réunie par la photographe et dessinatrice HD, l’exposition est , comme l’indique le titre, emprunté à Virginia Woolf, à la fois une réflexion sur la création au féminin et un autoportrait , par artiste et allusions interposées. Si Delprat y est présente à travers ses propres travaux-des «autels» de livres, des écritures et des photographies dans les quelles elle tient le rôle de Claude Cahun, ou d’Anna Blume- elle laisse la plus grande place à d’autres/ Deux tirages rares de Claude Cahun, un de Valie Export et un encore d’Ana Mandieta rendent hommage à ces femmes qui n’ont pas cru que leur sexe devait les condamner au second plan et au silence. Moins connus, les autoportraits de Vanina Schmitt pris au Polaroïd sont à mi-chemin des premières photos de Cindy Sherman et des premiers livres de Christian Boltanski.
Deux photos, Une Afghane en Corse, de Seulgi Lee, et Ca y est, je suis plus pucelle!, de Pauline Curnier-Jardin, préfèrent l’ironie et l’irrespect joueurs.
Mais l’exposition est dominée par la video de Katarzyna Kozyra, Diva Reincarnation, bref récital d’une cantatrice enfermée dans une cage à oiseaux, parabole que la fausse nudité de son corps monstrueux rend plus violente encore.

Sophie Delpeux

Sophie Delpeux
Sous-influences, Maison Rouge
Hélène Delprat qualifie certains de ses travaux de “Fausses conférences”: si leur construction n’est pas scientifique, elle n’en procède pas moins de recherches, d’associations, et d’intuitions. L’artiste s’empare d’une image ou d’un sujet et déplie de manière autant figurative que conceptuelle ce qu’elle peut en tirer, jusqu’à l’épuiser-pour un temps.
Les mouches cantharides constituent le point de départ de l’inventaire présenté ici. La poudre faite avec c et insecte est reconnue comme aphrodisiaque depuis l’antiquité.

L’artiste évoque pour commencer l’usage qu’en fit Sade, la retrouve chez Picabia, Joyce, Burroughs, et, selon ses propres termes, “divague” jusqu’à découvrir derrière l’histoire de cette substance, “une addiction aux fantasmes, aux images et aux machineries”.

Armelle Heliot

Le théâtre macabre et savant d’Hélène Delprat
Blog du Figaro: Le grand theâtre du monde
Armelle Heliot

Capture d’écran 2013-07-06 à 19.03.31

Galerie Christophe gaillard, jusqu’à la fin de la semaine, elle expose, elle s’expose. Tout un théâtre dont elle est le personnage central dans des métamorphoses étonnantes. Alice au pays des morts, des fantômes, au royaume de l’imagination, sans peur de la cruauté du monde.
Elle est d’essence théâtrale. Un peintre, un dessinateur, un sculpteur, une découpeuse de papier, une dentellière en quelque sorte, une farceuse, une féroce, une candide, une lucide, une fille au crâne rasé, une fée.
Pour quelques jours encore vous pouvez pénéter dans son royaume. Elle vous fait passer de l’autre côté des miroirs. Chez elle, blanc et noir, jour et nuit, vie et mort, éveil et sommeil, lucidité et songe, raison et imagination ne sont pas opposés. On est comme dans l’inconscient, on vit sans contraires, sans contraintes autres que celles de très étranges cérémonials.
vue du rez-de-chaussée de la galerie ( photo DR):

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A la fin de l’automne dernier, dans un gymnase de Montmartre, au coeur de la “Nuit Blanche”, Hélène Delprat avait investi l’espace entre théâtre et créations plurielles, projetant, dans une scénographie complexe comme elle sait si bien les organiser, un film que l’on retrouve aujourd’hui au sous-sol de la galerie de Christophe Gaillard.
On ne raconte pas Hélène Delprat. Décrire serait affaiblir. On n’analyse pas Hélène Delprat. Commenter serait apauvrir.
Il faut entrer dans son monde et accepter les rugosités, les scènes violentes, la recomposition du monde.
Du rez-de-chaussée où sont les oeuvres, dessins, techniques mixtes, formats très différentes, au sous-sol où l’on découvre le film, les échos, un dialogue comme si cette ouvreuse de portes nacrées pouvait seule nous conduire jusqu’au point où l’émotion et le sens se rejoignent.
Il y a du sphinx en cette femme au crâne rasé qui se sert d’elle comme un “personnage” et s’inscruste dans ses films, sur les traces de grands aînés, les passeurs de murailles. Un certain surréalisme, en fait, s’instille dans un monde voué aux apparitions dérangeantes, fascinantes, enfantines. Mais surréalisme n’est pas le juste mot, bien sûr.
C’est un cabinet de curiosités qui n’est pas circonscrit aux murs de la galerie, de l’atelier, du gymnase, de l’usine dans laquelle elle a travaillé…
On rencontre Cocteau et ses comédiennes, on erre dans une usine immense dans lequel elle a tracé ses chemins. Macabres et blagueurs, squelettes et loups sombre vous guettent. “On dirait que je suis……” On dirait que je suis la dompteuse de monstres et de gentils fantômes.
Le film vu d’abord au Gymnase Durantin s’intitule : “Les (Fausses) Conférences”.
Il y a de l’enfance en cette Hélène, LN qui déchiffre le monde comme un immense rébus. Labyrinthe de la pensée, du savoir, de la sensibilité. Passez donc la porte de la Galerie de Christophe Gaillard et embarquez-vous !

“Pour en finir avec l’extension du pire”. Un livre accompagne l’exposition. Il s’ouvre sur un texte de Dominique Païni, Le “Jeu lugubre” d’Hélène Delprat.

Armelle Heliot

Hélène Delprat, dompteuse de songes
Armelle Heliot
Hélène, c’est un poème. Une fille qui rêve les yeux grands ouverts et qui vous ouvre les portes étranges, les portes translucides qui conduisent au pays des songes, de la mythologie, des vérités enfouies. Là où les sphinges dialoguent avec des princes, là où les chats se promènent d’égypte en Inde, là où bruissent tous les savoirs du monde, en un froufrou d’étoiles. Hélène Delprat est l’une des artistes les plus singulières d’aujourd’hui. Elle n’a jamais cessé de travailler. Vertu d’enfance. Toujours en train d’inventer quelque chose, Hélène Delprat. Jamais en repos. Toujours en quête.
Crâne rasé, visage bien architecturé, regard intense, rire éclaboussant, voix au joli timbre, elle a la silhouette d’une adolescente qui serait un peu un garçon manqué. Les dompteuses de mythes ne vieillissent jamais, et Actéon, qui ne cesse de hanter ses tableaux, ses dessins, ses compositions, ses films, ses maquettes, costumes, décors – car Hélène Delprat, Diane chasseresse, a plus d’une corde à son arc – , n’est qu’une des figures d’un monde très personnel mais d’autant plus troublant et passionnant qu’il puise dans le fonds culturel qui résonne en chacun de nous. Démons et merveilles, elfes, monstres ou fées, Hélène Delprat apprivoise tout un monde. Avec elle, on n’a jamais peur des loups-garous, des vampires ou des ogres. Ce sont ses amis. Pas plus ne pourrait-on craindre la mort. Elle a su donner une telle porosité à son univers qu’avec elle, on ne sait plus très bien de quel côté on est…
Ces jours-ci, on va découvrir à Rosny-sous-Bois le spectacle de l’école nationale des arts du cirque, une chorégraphie de Jean Guizerix, avec Wilfride Piollet, des lumières d’évelyne Rubert et le monde fascinant d’Hélène Delprat, qui a dessiné les costumes et les accessoires.
Au musée Gustave Moreau il y a quelques semaines, dans le cadre de la Nuit des musées, le public, ébahi, s’est laissé enchanter par le spectacle et les installations de cette magicienne des humeurs. Avec Alexandra Rübner, elle avait élaboré, dans une grande boîte blanche, lanterne magique aux parois transparentes, caverne immaculée pour éblouissements singuliers, tout un monde d’apparitions, avec paroles, fragments, collages, ombres et marionnettes, découpages aériens, emprunts aux contes et autres fondements mythologiques.
Hélène Delprat est une conteuse.
Marie-Cécile Forest, conservatrice en chef du Musée Gustave-Moreau, un des lieux les plus envoûtants de Paris, aime laisser toute liberté aux artistes. Et elle a eu bien raison. Inoubliables moments. S’il fallait un seul mot pour cette artiste aux dons pluriels et aux curiosités encyclopédiques, on prononcerait tout simplement le beau nom de peintre.
Elle est peintre. Elle a fait les Beaux-Arts avant de connaître les joies parfois sévères de l’Académie de France à Rome. De la Villa Médicis viennent Actéon et ses grands bois, par Ovide, et les cieux de la Ville éternelle. Elle le sait. Dix ans durant, elle a été à la galerie Maeght. Puis l’a quittée en 1995.
Peintre, Hélène . Mais peintre à ramifications ainsi qu’elle le dit en riant. Très juste formule, image du bois de cerf, de sa splendide ramure, image d’Actéon dont elle serait comme le double féminin.
Mais la métamorphose du chasseur de Thèbes par Artémis, qu’il avait surprise se baignant nue, est aussi renfermement dans la prison d’un corps animal… et la ramure est aussi l’image de l’échappée vers le ciel.
Dans son grand atelier blanc d’Argenteuil, bâtiment qui jouxte les voies du chemin de fer et au-dessus duquel passent les avions en lointaines partances – mais un silence de campagne règne ici – Hélène joue avec les fantômes, les sarcophages, le carton, le papier. C’est son support préféré, le papier . Immenses pages carrées suspendues sur un filin et qui se sédimentent sans perdre de leur vivacité ni de leur beauté. Dentelle du temps, feuilletage délicat d’une oeuvre sans cesse revivifiée. à Paris, elle écoute beaucoup la radio en scrutant les écrans de son ordinateur et de ses montages vidéo. Elle écrit aussi son blog, journal de la création d’une Alice qui a traversé tous les murs.
“Je relève des phrases, et des images me viennent…”
école nationale des arts du cirque de Rosny-sous-Bois, les 15, 16, 17 juin à 20 h 30 etle 18 juin à 18h30. Réservation au 01.56.63.05.40.
Participe à l’exposition d’été -commissaire Dominique Paini – à la Fondation Maeght.

Léa Bismuth

L’art dans les chapelles
Léa Bismuth
Pour cette exposition dans la chapelle Notre-Dame des Fleurs, Hélène Delprat a décidé de jouer avec l’aura religieuse du lieu et son histoire, sans chercher à transformer la chapelle en lieu d’exposition traditionnel. Elle place ainsi l’exposition sous le patronage de Sainte Emerentienne, la Sainte de la chapelle dont elle endosse les poses et costumes. Fidèle à son art de la mascarade et du déguisement — et avec une joie toute enfantine — elle joue tous les rôles ; surtout les rôles sacrés et particulièrement ritualisés, à la grande force théâtrale et aux immenses potentialités d’apparat, qui deviennent des sources d’inspiration et d’accessoirisation inépuisables.
Hélène Delprat est à sa manière une iconologue : elle collecte minutieusement les images et circonscrit des ensembles dans lesquels elle installe sa pratique artistique, autant picturale que photographique ou performative. De manière très proche du Georges Bataille de Documents, elle crée des archives obéissant à une réglementation nouvelle, aux rapprochements fulgurants, qui n’ont de logique qu’au sein de son œuvre. Alors qu’elle a pendant longtemps puisé dans les albums Maciet, c’est aujourd’hui vers internet qu’elle se tourne « avec boulimie ». Le cinéma (citons Cocteau, Fellini, Dreyer), la littérature (par exemple Mary Shelley, Rilke ou Walter de la Mare), l’histoire de l’art (elle nourrit une grande attention pour l’histoire des Grotesques renaissants) et l’iconographie populaire (la seule référence à « Chapeau melon et bottes de cuir » vaut le détour) sont également parmi ses champs d’action privilégiés.
Ici, transformée en sainte Emerentienne, elle apparaît dans une niche de bois et devient ce qu’elle n’est pas : une jeune martyre du IVème siècle, à la fin tragique, vêtue de sa longue robe blanche, solennelle, courbant la tête comme on courbe l’échine. Et sur la mitre qui couronne le costume, la mort règne sous la forme de petits personnages sommairement dessinés, à l’aide d’un simple cerne noir. Hélène Delprat appartient à une temporalité baroque où la mort est toujours dans la fête, un monde carnavalesque où toutes les autorités sont inversées, le pouvoir cul par dessus tête. Le grotesque n’est jamais très loin non plus, cet art de l’arabesque, de la grimace et des petites monstruosités. Le macabre sous toutes ses formes — les squelettes, les crânes, la mort portant sa faux sur l’épaule, les ossements, les tombeaux… — prend la première place sur cette scène grand-guignolesque pas si drôle que ça, où l’on gesticule et où l’on se moque finalement de la bêtise elle-même, la vraie, celle des ânes qui braient. La mort c’est aussi celle de Jeanne D’Arc dans le film de Dreyer : un visage qui n’est plus que larmes, à la chevelure disparue et sacrifiée, comme celle de l’artiste. Que reste-t-il alors : une ultime mascarade ou un dépouillement sublime ?
Art dans les Chapelles interview HD

Hélène Delprat

Une chambre à soi
Hélène Delprat

“Monsieur, une femme qui compose est semblable à un chien qui marche sur ses pattes de derrière. Ce qu’il fait n’est pas bien fait, mais vous êtes surpris de le voir faire.”
Une chambre à soi. Virginia Woolf

—Je ne vois pas ce que tu veux dire.

—Tu ne vois pas ce que je veux dire ? Et bien il faut que ce soit une pratique régulière. C’est ce que je cherche…
—Tu es drôle toi… Des filles, et encore d’autres filles… Tu en connais beaucoup toi qui se photographient?… Je réfléchis… Dans l’esprit de Claude Cahun?
—Non pas forcément mais c’est ce qui vient tout de suite à l’idée: Claude Cahun, La Castiglione, Madame Yevonde…
Celles qui osent regarder l’objectif bien en face, déclencheur en main. Sans souci de plaire… de se plaire. Celles qui n’ont pas peur d’être “vues”. Celles qui n’ont pas peur de “se voir”. Celles qui osent “se surprendre de dos” .
—Je connais des filles qui se filment, ça oui, mais qui se photographient, moins. étonnant tu ne trouves pas? Des féministes?
—Non pas particulièrement, même si l’on sait qu’elles ont “fait le travail”- tu te souviens, on les prenait pour des harpies forcément homosexuelles, agressives, moches évidemment et qui en plus se mêlaient de politique! Mais violentes ou pas, activistes ou non, il fallait ça. Et “le travail” est loin d’être terminé en Europe et ailleurs, on le voit chaque jour… On dit encore aux filles qu’elles ne doivent pas monter aux arbres, qu’elles vont se salir et quand on voit une équipe féminine s’entraîner sur un terrain de foot, on les regarde comme des provocatrices. Moi la première. C’est bien là le pire. Et la religion… Et la “tyrannie familiale” dont parle Virginia Woolf, toujours d’actualité….
—Tu connais ce document où elle est photographiée avec turban, fausse barbe et moustaches comme membre de la famille royale d’Abyssinie?
—1910. Affaire du Dreadnought? Oui bien sûr.
Il y a cela aussi, le travestissement, le droit de cacher son visage, d’avoir un faux nez pour de savantes conférences filmées, de devenir un monstre ou un fantôme. Le droit d’être à la fois son père et sa mère, de se transformer en eux. D’être leur image. Le droit de changer de “genre”, de devenir un héros ou même un mort, un objet. Narcisse métamorphosé en table, pourquoi pas ? “Je me vois donc je suis ”.
Le droit d’être seule dans “sa chambre à soi ” ou aux yeux de tous dans “une merveilleuse chambre de verre, où nul bruit ne peut pénétrer, et mon esprit délivré de tout contact avec les faits, libre de s’arrêter à telle ou telle méditation.”
Le droit au portrait raté…le droit de “franchir le pas”… Qu’est ce que cela veut dire…? Ecoute ça:
—“Moi , quand j’ai franchi le pas, que ce soit entièrement maquillée en bleu, ou habillée en institutrice 70’s, je me suis dit qu’il n’y aurait aucune trace de ce que j’aurais fait, qu’après ce serait fini, comme une danse, Pfft… plus rien… Quand on se filme, quand on se photographie, on reste dans l’énigme, on ne peut pas voir. Que penser de nos photos, de nos films? Moi, « le penser de moi » en me regardant, je n’ose pas… et si quelqu’un me surprend devant un miroir, j’ai honte. L’idée de me filmer me rend triste. C’est bizarre de se regarder et de n’y rien voir… de voir une autre…? Non ? ”
Lis donc ce qui suit. Pierre Mac-Orlan avait préfacé Aveux non avenus de Claude Cahun. Il écrivait:
“À l’aube, tout cela disparaîtra. Et il ne restera plus sur une grève sans décor, une grève plus nue qu’une table d’opération, qu’un cadavre féminin poli comme une statue de marbre et tout auprès, comme évadé d’une poitrine inutile, un coeur, ferme et mobile, un coeur nettement vivant avec toute sa machinerie compliquée.” Mars 2011

1 Voir Femmes photographes / émancipation et performance 1850-1940 /Federica Muzzarelli
2 “Tout habitant du pays sans miroir” Claude Cahun
3 “Une chambre à soi”. Virginia Woolf
4 Mail Pauline Curnier-Jardin /Hélène Delprat

Vincent Labaume

En finir avec l’extension du pire
Vincent Labaume

Variation autour du film Les (Fausses) conférences
Texte de Dominique Païni
Loin d’être un simple catalogue d’oeuvres (bien qu’il ait été réalisé à l’occasion de la dernière exposition de l’artiste dans sa galerie parisienne Christophe Gaillard) ou une compilation d’images extraites de son dernier film, Les (fausses) conférences, cet ouvrage de la plasticienne Hélène Delprat (néeen 1957) s’impose comme un livre à part entière, qui tient autant de la tradition du « livre d’artiste » que du« journal intime » d’une démarche singulière. Puisant ses sources dans le fonds mouvant des mythes et des images de tous horizons collectées avec la passion de l’entomologiste, mythes et images qu’elle « pille », selon ses propres termes, en les réinvestissant dynamiquement (par des mises en scène, citations, collages, interviews, notes…) dans la perspective d’une sorte de biographie légendaire. Si la succession des « chapitres » s’apparente à un montage de scénario cinématographique, enchaînant de manière parfois inattendue des séquences ou des aussi disparates que Fellini, Frankenstein ou Actéon, l’ensemble véhicule un « synchronisme accidentel » des images, comme l’évoque Dominique Païni, que n’aurait sans doute pas désavoué Aby Warburg. Celui-ci, dont le nom marque un des chapitres nodaux du livre, se retrouve aussi de manière diffuse à travers toute la composition, en un libertinage aussi érudit que méditatif des sources et des influences.

Vincent Labaume

Gérard-Georges Lemaire

La marche dans les ténèbres

Le noir , Hazan 2006
Gérard Georges Lemaire

D’aucun vont même jusqu’à ressentir la nécessité de plonger leur peinture dans les ténèbres. Plus qu’une attitude théorique, c’est pour eux un moment de paroxysme dans leur quête solitaire, souvent hasardeuse, parfois même imprévisible et par conséquent, sans le moindre programme. Seule une ligne de tension poétique leur sert de guide.
Et celle-ci les rapproche du noir comme s’ils ressentaient la folle tentation de risquer ce pari, c’est à dire de se rapprocher du degré zéro de la peinture, ce point où toutes les couleurs sont comme absorbées par le maelström d’un trou noir.
Hélène Delprat s’y risque en 1986 avec un cycle complet de grands tableaux qui sont autant de plongées dans le noir, la plupart du temps sans titre. Jusque-là elle a conçu ses créations comme autant de scènes théâtrales où le pastiche et l’ironie se mêlent à une désagrégation littérale des codes propres à l’exercice de la peinture. Cette dernière se change en une mascarade où le négritude héritée de l’art moderne est brusquement ramenée à la vérité de l’art africain, les «fétiches» des cubistes et des expressionnistes étant assimilés aux fétiches authentiques des civilisations de l’Afrique subsaharienne.
Cette double perversion des origines s’accompagne d’une vaste encyclopédie d’objets et de signes parmi les quels des hiéroglyphes et des graffitis, dans un remugle permanent de citations tronquées, de relations et d’analogies plutôt hypothétiques, de pures inventions.
Au fil du temps, elle a resserré le nombre des couleurs, se restreignant pour l’essentiel à des teintes sombres. Les verts, les bistres, les ocres, les bleus sont saturés par un bleu éteint puis par des bruns, qui en se brassant, se rapprochent du noir. Et là , elle aboutit à des compositions qui à force d’exaspérer cette inclinaison, finissent par se rapprocher de la monochromie. Ne subsistent plus alors que quelques traces figuratives qui semblent flotter dans une dispersion absolue de leur sujet supposé.
Ce qui est lisible à leur surface semble d’ultimes réminiscences, des graphies égarées dans une montée de l’obscurité, une dernière palpitation de la vie des choses vues ou rêvées quand la peinture a perdu toutes ses justification.
Elle achève cette période aux frontières de la perception en passant par le gris, tremplin grâce auquel elle va renouer ensuite avec tous les possibles de lacouleur. Mais jamais elle n’abandonne le noir, comme Olympia coupable, Amphora ou Uxor, en témoignent.

Christophe Gaillard

Twist and Die
Les peintures, photographies documents et films projetés évoquent la question de la réalité, de la fiction, de la pose, du visage caché et du dessin qui fixe choses lues, vues et entendues comme un magnétophone.
“Twist and Die” est une sorte de Danse des Morts drôle ou tragique * où “Faire un truc par jour” * parmi des Morts et des Vivants serait la règle.
Hélène Delprat utilise toutes sortes de médias, peinture, dessin, video, archives etc… et tente de construire un monde où elle privilégie tout ce qui est caché, secret, imperceptible, invisible: Les revenants, les fantômes, les morts vivants.
Elle affectionne par dessus tout, les visages cachés. Les images des brigades d’intervention… celles des films de Franju.
Tout mélanger: Lire le journal d’Ernst Mann et regarder Zorro puis un film de jack Arnold.
Le cinema “mal considéré” la réjouit: les séries B, “The brain that would’nt die”, l’Homme invisible, Wolf man, Dracula voire les images des Jeux video.
Et toujours les masques, les “Yeux sans visage”, les “Chasses du Comte Zaroff” , “Le plaisir” d’Ophuls et tous les Frankenstein.
Elle aime l’idée de la mort drôle, monstrueuse, grinçante,extravagante,mélancolique…
Les cris/inaudibles, l’horreur/discrète, le rire révélateur de nos peurs non avouées.
* ( Je n’ai pas envie de rire Mister Skeleton)
*(Works and Days/ Video 30 mn )

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