Aby Warburg song

Psychiatrie

Miracle à la clinique Bellevue

Quand Aby Warburg, pionnier de l’iconologie, devient le patient de Ludwig Binswanger, psychiatre et fondateur de l’analyse existentielle. Par Robert MAGGIORI

QUOTIDIEN : jeudi 18 janvier 2007

Ludwig Binswanger, Aby Warburg La Guérison infinie Edition établie par Davide Stimilli, postface de Chantal Marazia, traduit par Maël Renouard (allemand) et Martin Rueff (italien). Bibliothèque Rivages, 318 pp.

18 avril. «Ce soir, 1 g de Véronal.» 24 avril. «Nuit plus calme.» 28 mai. «Ont ressurgi l’agitation et l’état d’esprit délirant qui avaient presque disparu.» 19 novembre. «Se plaint de visions terrifiantes : trois petits enfants ont été enfermés dans la salle de billard, ils n’avaient plus que la peau et les os. Croit que ces enfants ont été massacrés et ensuite dévorés par lui-même.» Ses premiers troubles graves s’étaient manifestés à la fin de la Grande Guerre. Un jour de novembre 1918, se croyant responsable de la défaite allemande, il avait menacé de se tuer et de tuer ses proches. Il arrive à la clinique Bellevue de Kreuzlingen, en Suisse, le 21 avril 1921. Il est enregistré comme un cas de Dem. [entia] Pr. [aecox], corrigé ensuite comme Schizophrénie.

Le Privatsanatorium Bellevue, sur le lac de Constance, est célèbre. Fondé en 1857, il a été démoli en 1990. Il recrutait sa clientèle dans la haute société européenne, les milieux intellectuels et artistiques. Divers patients de Freud y ont séjourné, la patiente de Joseph Breuer, Bertha Pappenheim («Anna O.»), le danseur Vaslav Nijinski, le peintre Ernst Kirchner… A son nom est lié celui de la famille Binswanger. Ludwig Binswanger, après son père Robert et son grand-père Ludwig, avant son fils Wolfgang, le dirige de 1911 à 1957. C’est lui qui accueille le professeur Warburg. Sur la fiche clinique, on lit : «Raconte qu’on va bientôt l’exécuter ; que l’oeuvre qu’il fait imprimer en ce moment sera mise au pilon parce qu’on le tient pour un criminel, et que l’on a déposé du poison dans sa nourriture.»
Qu’une «personnalité psychotique» ait un jour ou l’autre affaire à un psychiatre est chose banale. Mais prend un caractère exceptionnel si le médecin est Ludwig Binswanger, qui a profondément renouvelé l’approche de la maladie mentale, si le patient est Aby Warburg, le génial inventeur d’une nouvelle science des images, l’iconologie, et si l’on peut établir un lien entre la force psychique, la «vie» des images, leur «nature de fantôme», leur «capacité de revenance, de hantise» (1) et le pouvoir de blesser ou de guérir. On s’en convainc en lisant la Guérison infinie, qui retrace de façon inédite l’«histoire clinique d’Aby Warburg» à partir de lettres et de «fragments autobiographiques» de Warburg, d’une correspondance entre Warburg et Binswanger, et, surtout, du «dossier clinique» rédigé au jour le jour par Binswanger et ses collaborateurs.

Héritier d’une puissante famille de banquiers, Aby Warburg cède son droit d’aînesse à son frère Max, à condition que celui-ci lui achète tous les livres dont il aura besoin. Il constitue ainsi à Hambourg une immense bibliothèque, qui peu à peu devient un institut de recherche et un centre de vie intellectuelle. A l’avènement du nazisme, l’Institut Warburg sera contraint, dans mille difficultés, de se transférer à Londres. Dans cette institution mythique se sont nourris, parmi tant d’autres philosophes, sociologues de la culture ou historiens d’art, Fritz Saxl et Ernst Gombrich (qui en furent les directeurs), Erwin Panofski, Frances A. Yates, Raymond Klibanski, Francis Haskell, Rudolf Wittkower, Ernst Kris… : elle est le principal legs, encore actif (2), d’Aby Warburg. Mais cela ne saurait cacher que, par ses propres écrits, en cours de publication, Warburg a totalement modifié la vision de l’histoire de l’art, en indiquant la voie qui permet de retrouver dans les arts figuratifs la «concrétion» d’une civilisation tout entière, en prêtant attention aux mythes, à la magie, aux symbologies religieuses ou astrologiques, en ouvrant l’histoire de l’art à la science et à l’anthropologie, à la sociologie, à la psychanalyse.

En 1895, Aby Warburg fait un voyage au Nouveau-Mexique, et entre en contact avec les Indiens Pueblo. Il est très frappé par leurs cérémonies notamment le «rituel du serpent», où, au cours d’une danse masquée, le serpent vivant est «initié» et mué en éclair, annonciateur de la bienfaisante pluie , ainsi que par le pouvoir qu’ils attribuent aux images, et a l’impression de rencontrer une culture située entre magie et raison, où causalité logique et causalité fantastique restent en synchronie. Du matériau recueilli, il ne fera rien, hors quelques expositions de photographies.

Assistant d’Eugen Bleuler, ami et «fils spirituel» de Freud, mais aussi de Carl Gustav Jung, Ludwig Binswanger sur la pensée duquel travailla Michel Foucault établit dans l’approche du trouble mental une «révolution philosophique», puisqu’il y intègre la phénoménologie de Husserl et l’ontologie fondamentale de Heidegger, créant ainsi une «analyse existentielle» (Daseinanalyse), une analyse de l’ être-au-monde capable de reconnaître les modes qu’a l’homme de se rapporter au monde et aux autres, au nombre desquels entre la maladie mentale. Il détruit l’idée que le malade appartienne à un monde lointain, éloigné et radicalement séparé du monde normal, et interprète l’aliénation comme tentative ou seul projet possible d’habiter le monde.

A l’époque où il soigne Warburg, Binswanger n’est pas encore Binswanger, et laisse voir quelques attitudes psychiatriques réductrices ou objectivantes mais aussi la percée d’une «communication existentiale», fondée sur l’écoute et l’empathie. Dans une lettre au philosophe Martin Buber, il distingue guérison (Heilen) et salut (Heile), thérapie et soin de l’âme (Seelsorge). On ne sait s’il a guéri ou sauvé Warburg. Aussi, dans la Guérison infinie , est-ce surtout la personnalité d’Aby Warburg qui émerge. Celui-ci est persuadé que sa guérison coïncidera avec la possibilité retrouvée de se consacrer à son travail scientifique. D’où le pari, formidable, qu’il lance : pour (é) prouver sa guérison, il demande l’autorisation de faire une conférence à la clinique, «devant un public de non-spécialistes» . Il la donne avec succès le 21 avril 1923. Elle porte sur le «rituel du serpent» et exploite tout le matériau anthropologique recueilli lors de son voyage chez les Indiens, vingt-six ans auparavant. De cette conférence, qui explore les origines du paganisme et de la magie, jusqu’aux liens avec l’art du Quattrocento, Ernst Gombrich dira qu’elle «contient en réalité la formulation la plus explicite que Warburg ait jamais donnée de ses idées» .

Peut-être la maladie mentale avait-elle donné à Aby Warburg une capacité nouvelle de scruter les abîmes des états «primitifs» dominés par la nécessité de vaincre les peurs ancestrales, connues des civilisations comme de chaque individu. Il était certain, en tout cas, qu’à les décrire, il aurait retrouvé son équilibre. S’est-il sauvé ? A-t-il guéri miraculeusement de sa schizophrénie, ou, plus certainement, de son «état mixte maniaco-dépressif» ? Il sort de la clinique le 12 août 1924. A son frère Max, il écrit : «Voilà un symptôme clair que ma nature veut encore une fois se tirer elle-même de ce marécage.»

(1) Cf. Georges Didi-Huberman, «L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg», Minuit 2002.

(2) http://warburg.sas.ac.uk/

WARBURG-MIROIR 2008

contact Warburg

Ghost song


Les Mudheads se produisent dans des intermèdes comiques souvent obscènes.

Ils portent un masque de coton enduit de boue dans lequel s’ouvrent des orofices circulaires protubérants remplis de coton brut, de graines et de poussière prélevée dans les empreintes des pas laissés par les Indiens autour du pueblo:

Ils mangent, ils mendient et boivent de l’urine, se goinfrent et se livrent à des obscénités de façon désordonnée.

Ils se fouettent les uns les autres, arrachent des pans de leurs vêtements, s’arrosent d’eau sale, adressent des remarques salaces aux spectateurs et jouent des saynètes comiques avec des ânes et des chiens. Ils racontent des histoires pour quelques épis de maïs sous les coups de fouet sévères de personnages masqués, s’aspergent de sang, urinent les uns sur les autres, se mortifient avec des branches de cactus…. ( J.F.Fewkes/ Tusayan Katcinas)

Retour en haut